2019

Voile Magazine août 2019

Jean-Paul Deloffre – Pour l’amour d’une belle centenaire
par Pierre-Yves Poulain – 12/08/19

Jean-Paul Deloffre, c’est un peu l’homme qui murmure à l’oreille des bateaux et qui écoute en retour leur histoire. Véritable encyclopédie nautique, il les connaît toutes… et s’est damné pour l’amour de Sheila, un petit yawl au pedigree hors norme.

Il sourit tout le temps, Jean-Paul Deloffre. Surtout quand il parle de sa relation avec les bateaux. De ses souvenirs d’enfance passée dans le grenier de la maison familiale de Sarzeau, à potasser les prospectus et brochures glanés dans les salons nautiques du CNIT par son père. De ses bateaux actuels (Swan 431, Swan 57, Nicholson 43) issus de la flotte de son école formant au YachtMaster, basée au Crouesty. Mais lorsqu’il aborde sa dernière acquisition, l’ancien cadre commercial diplômé de Harvard qui a tout plaqué pour vivre de sa passion devient intarissable. Il parle d’elle comme d’une jolie femme avec laquelle il entretient visiblement une relation presque amoureuse. Et aujourd’hui, il a accepté de nous la présenter.

Jean-Paul Deloffre, incollable question bateau

Nous quittons le petit port du Bono dans son annexe, pour descendre la rivière d’Auray à sa rencontre. Une balade de vingt minutes qui va nous faire croiser le chemin d’un grand nombre de très jolis classiques. Cervantes IVActeia IIEnchantementHyskeirChrisandoMerry DangerSylena

A l’approche de ces coques rutilantes et de ces bois vernis chargés d’histoire, Jean-Paul distille sa connaissance. Architecte, longueur à la flottaison, type de gréement, palmarès, anecdotes sur les propriétaires, l’homme est tout simplement incollable. Puis vient un moment de silence lorsqu’il guette un point à l’horizon, avant de lâcher dans un sourire : « Ah, la voilà, elle est là ! ».

Découverte de Sheila, un petit yawl

Un yawl aurique de 25 pieds, sur plan Albert Strange, construit en 1905 sur l’île de Man par le chantier Robert Caine, connu pour ses navires de pêche. Strange, cet architecte anglais, à qui l’on doit pas moins de 275 plans, était aussi artiste peintre. Une évidence lorsque nous découvrons Sheila au ras de l’eau, tant ses lignes sont harmonieuses. C’est avec un peu d’émotion que nous montons à bord, dans un profond cockpit pour le moins étriqué mais presque « cosy » avec ses chaleureuses boiseries.

Quelques chiffres : Long. : 7,60 m. Long. flot. : 5,90 m. Largeur : 2 m. TE : 1 m. Lest : 1 000 kg. Dépl. : 5 000 kg. SV : 30,65 m2 . Mat. : bois. Arch. : A. Strange/1904. ©Alain Roupie

« A part le pont et un bordé qui ont été refaits en 1914 suite à une tempête, la grande majorité de Sheila est d’origine, à commencer par son mât ». Cet espar imposant qui traverse le pont et repose sur les varangues a donc 113 ans ! « Son premier propriétaire l’avait fait armer pour naviguer en solitaire » nous explique Jean-Paul, qui sort de la cabine le mât de tapecul habillé d’une voile neuve, au ton écru pour être raccord avec le reste des voiles.

En deux temps trois mouvements, nous implantons cette voile arrière, dont la présence va non seulement compléter la silhouette, mais surtout se révéler très vite un instrument capital dans nos manœuvres. Ce petit mât repose sur un ergot à fond de cale, et fait « klong » quand il se met en place, sans un millimètre de jeu. Une balancine frappée à mi-bôme permet de ferler la voile en un seul geste pour réduire la puissance. Génial. Nous découvrons le plan de pont.

L’accastillage de Sheila est à 80% d’origine

Acajou, teck, pitch pine, les assemblages sont magnifiques, on dirait de la marqueterie. Le gréement courant est évidemment récent, mais passe dans un accastillage à 80 % d’origine. Ce petit taquet coinceur en bronze pour l’écoute de tapecul a donc l’âge du bateau. L’arceau qui reprend le palan d’écoute de grand-voile aussi.

Tout comme cette manille sur laquelle nous frappons la drisse de pic, ou encore la barre, dont l’extrémité est carrément polie par l’usage. La pompe de cale, d’époque elle aussi, placée dans un puits sur le pont à tribord, fonctionne parfaitement. Incroyable. La première surprise vient du fait que tout est pensé dans une logique de simplicité et d’efficacité. Aucun renvoi superflu, chaque pièce de bois a été disposée au millimètre pour limiter les efforts et les frottements.

©Alain Roupie

Avant de hisser les voiles, nous allons raidir la sous-barbe avec un levier – d’origine lui aussi – dont le mécanisme explique la longévité. Revenus dans le cockpit, nous réalisons que toutes les manœuvres y reviennent. Nul besoin d’aller au pied de mât pour faire l’arbalète, nous hissons la grand-voile avec son pic sur le piano à plat pont de tribord, en relâchant la prise de ris sur le piano bâbord. L’encornat, retenu par des billes de bois, coulisse lentement sur un patin pour venir se placer sur une bande de cuivre destinée à protéger le bois du mât. Pas de hale-bas pour retenir la bôme très basse, ce qui permet à la voile de gérer en toute liberté les surventes.

La longue quille de Sheila, témoin de sa puissance

« Sheila n’a jamais eu de moteur ni de circuit électrique, la seule chose à laquelle il faut veiller c’est donc que son gréement soit en parfait état de marche. Mais les taquets en bois se grippent moins souvent que des winches, et au moins on ne risque pas de perdre une manivelle ! » s’amuse Jean-Paul en libérant la drosse de l’enrouleur en bois (dont la platine a été refaite à l’identique) pour mettre notre foc à contre.

Les écoutes du yankee traversent les hiloires
pour rester à portée de main. ©Alain Roupie

Pas de rail inutile, les écoutes sont en direct jusqu’à un chat d’aiguille biseauté dans les hautes hiloires vernies, tombant sur un taquet à 50 cm de la barre. Nous larguons notre aussière du coffre et la belle Sheila sort majestueusement du lit du vent, en silence. Les 12 nœuds de nord-est établis nous déhalent en quelques secondes, malgré les 2,5 tonnes, dont une pour le lest. A la barre, je vais pour abattre mais le très faible débattement m’étonne immédiatement.

« Il faut choquer du tapecul, c’est indispensable, elle représente 20 % de la surface totale » réagit tout de suite Jean-Paul en lâchant 15 cm d’écoute grâce au petit levier du taquet placé à côté de son genou. Comme au ralenti, Sheila prend de la gîte et se cale comme sur un rail, dans une accélération qui traduit la puissance de sa quille longue.

Ces deux-là sont faits pour s’entendre

Jean-Paul peaufine ses réglages de bastaque en parlant à voix basse, comme s’il dialoguait avec son bateau. Pas de doute, ces deux-là sont faits pour s’entendre. Entre le bout-dehors de 2 mètres et notre tapecul qui porte, l’équilibre est primordial. Et Sheila obéissant pleinement à son maître, nous voilà filant 6,5 nœuds avec un sillage ridicule laissé par la poupe de canoë, la barre tenue à deux doigts.

Chaque rafale est parfaitement digérée par ce plan de voilure ramassé. A part le « floc- floc » de l’annexe que nous tractons derrière nous, la seconde surprise vient du silence total. Pas un grincement, pas un craquement, juste l’écoulement de l’eau contre la coque, sans une goutte sur le pont. Les haubans sont repris aux cadènes par un simple filage de garcette, qui apporte une souplesse incroyable au gréement dormant, tout en donnant l’impression d’un tout rigide, comme un bambou. Une sensation assez incroyable pleinement ressentie à la barre.

« Son premier propriétaire avait passé trois mois à faire le tour de l’Irlande, et racontait son périple sous forme d’épisodes dans les pages de Yachting Monthly » explique Jean-Paul, qui a récupéré les éditions originales reliées de ce magazine d’outre-Manche auprès du précédent propriétaire, qu’il a convaincu de lui vendre Sheila, en même temps que tous les plans, archives et factures d’entretien depuis sa naissance !

Posséder ce type de bateau se mérite

« Son second propriétaire aurait fait rallonger la quille de quelques centimètres, enfin, on n’en est pas vraiment sûrs, il y a débat au sein de l’association des propriétaires de plans Albert Strange ». Une cinquantaine de fous furieux – Jean-Paul étant le seul Français – qui se retrouvent tous les ans pendant trois jours pour parler de leurs conquêtes. Oui, conquêtes, tant il semble que l’acquisition de ce type de bateau se mérite.

« Mike, me l’a vendue parce qu’à quatre-vingts ans il ne se sentait plus de l’entretenir – ce qu’il faisait depuis quarante ans. Il m’a sélectionné parmi d’autres acquéreurs potentiels, en me disant qu’il avait l’impression que ma passion serait son meilleur gage de longévité » se justifie Jean-Paul. « Cette œuvre d’art avait coûté 100 Livres Sterling en 1905 ; elle a changé de mains une douzaine de fois en cent treize ans, dont deux fois celles d’un même propriétaire qui l’a rachetée, parce qu’il trouvait que son successeur ne s’en occupait pas assez bien ! ».

Ces plaques vernies citent les différents propriétaires sur 113 ans, et les prix de vente ! ©Alain Roupie

Deux petites plaques vernies dans la cabine retracent cet historique avec les prix de vente. « En fait, quand j’ai vu ces plaques, je me suis dit que je n’étais pas vraiment propriétaire, j’ai plutôt l’impression d’être un gardien, de veiller sur elle. » En approchant de Locmariaquer, nous « déposons » un petit croiseur en plastique qui nous gratifie d’un geste amical avant de nous photographier. « 1905 ! » hurle Jean-Paul, comme pour répondre à la question qui n’a pas été posée. Le courant devenant trop fort à la sortie proche du Golfe, nous décidons de rebrousser chemin, pour éviter de nous retrouver à Houat, et remontons la rivière au près serré vers notre mouillage. Autre allure, autre amure.

Cinquante virements en rivière

C’est parti pour une cinquantaine de virements, qui vont s’enchaîner comme à la parade. Le barreur ne touche à rien, sauf aux deux écoutes de foc, qui lui tombent sous la main. On garde le foc à contre pour virer plus court, et il suffit de reprendre sans forcer l’écoute opposée pour la frapper au taquet avant que le bateau n’ait totalement franchi le lit du vent. Le tout sans avoir besoin de lâcher la barre. Enfantin, efficace, et même rassurant.

La barre franche, très
équilibrée, ne nécessite pas plus de deux doigts. ©Alain Roupie

Le tapecul appuie fort et nous fait maintenir un cap très honorable. En l’absence de girouette, de sondeur, de compas et d’anémomètre, c’est « au feeling » que nous étalons le courant en jouant sur les veines près des rives, mais en perdant du terrain quand elles masquent le vent. A 3 nœuds de moyenne sur le fond, nous progressons en silence dans un confort de Pullman. L’occasion d’observer un détail épatant : dans l’hypothèse où le barreur devrait lâcher la barre, il peut la bloquer en plaçant un pion de métal sur un rail disposé sur toute la largeur du cockpit. « C’était un peu le pilote automatique de l’époque, mais sans panne de vérin et sans calibrage » rigole Jean-Paul, qui sort la tête de la cabine.

La magie des vieux bateaux, leur longévité

Cette cabine, parlons-en. D’un seul tenant, dotée de petits hublots, elle sent le bois verni et le sel. La table amovible en marqueterie a été ici recouverte d’une sellerie pour offrir un vaste couchage double. Pas de plomberie, donc pas de passe-coque et pas de problème. A part le réchaud à paraffine remplacé par une petite cuisinière de camping, tout est là. La lampe à pétrole, les rangements tous siglés d’un « S » ciselé, de la vaisselle surannée, un baromètre mais pas un point de rouille.

« Un bateau comme ça, on ne peut pas faire autrement que d’en prendre soin. Dans cinquante ans il naviguera encore, avec quelques couches de vernis et des bouts neufs, mais ce sera le même canot, qui procurera le même plaisir intemporel. C’est ça qui est magique par rapport aux bateaux d’aujourd’hui qui arrivent en fin de vie, et dont on ne sait comment recycler les matériaux » souligne Jean-Paul.

Son entretien ? Un faible coût par rapport à ce qu’elle apporte

A part le pont refait en 1914, l’essentiel de
l’accastillage est d’époque, comme ce guindeau. ©Alain Roupie

On est tenté de le croire. Tout ce que nous voyons ou utilisons à bord est de qualité, pensé pour durer, et quelque part paradoxalement très moderne. Rien ne semble manquer. C’est en méditant sur cette leçon d’ergonomie que nous approchons de notre coffre. La grand-voile est choquée, seuls le foc et le tapecul travaillent. Cette dernière est choquée à deux longueurs du coffre, et vient se ranger en douceur le long de sa bouée, que j’attrape à la main en tendant le bras pour y passer notre aussière, sans lâcher la barre. Incroyable manœuvrabilité pour cette Dame de bois qui semble traverser les années sans en accuser le poids.

A la question : « Est-ce qu’elle coûte cher en entretien ? », Jean-Paul sourit une fois de plus. Il répond, les yeux pétillants, « pas grand-chose par rapport à ce qu’elle me donne ». Pas de doute, ces deux-là forment un beau couple. Sheila n’est pas un cœur à prendre, mais en l’espace de trois heures, on en tombe forcément amoureux…

Les mots pour le dire

  • AURIQUE : Gréé de voiles auriques, voiles trapézoïdales portées par une vergue ou un pic.
  • ENCORNAT : Pièce fourchue permettant à un espar de coulisser le long d’un mât.
  • YAWL : Son gréement se compose d’une grand-voile (ou brigantine) et d’une flèche, d’une trinquette (ou yankee) et d’un foc, ainsi que d’un tape-cul à l’arrière, qui distingue le yawl du simple cotre (un yawl peut aussi être appelé cotre à tapecul).
  • PITCH PINE : Bois très résineux, à fond jaune veiné de brun rougeâtre, provenant de plusieurs espèces de pins d’Amérique du Nord.
  • TAPECUL : Voile et mât qu’on établit tout à l’arrière.

Sept 4th

Sept 10th

Oct 6

Oct 22nd